« Je n'utilise pas la chanson floklorique, c'est elle qui m'utilise » Veljo Tormis
J'ai écrit Les Peuples oubliés sur une période de vingt ans, de 1970 à 1989, sans l'avoir planifié à l'avance comme un tout. C'est au cours du processus de composition que l'orientation conceptuelle globale de l'ouvrage s'est dessinée, et je ne lui ai donné son titre qu'après avoir jeté la dernière note sur le papier. L'impulsion pour écrire la série m'a été donnée par les contacts fortuits que j'ai eus avec quelques familles de survivants, des Livoniens – avec leur langue et leurs chants. Mes préoccupations de créateur m'avaient auparavant poussé dans une quête pour identifier la langue maternelle musicale de mon propre peuple, les Estoniens. Et voilà qu'un thème tout neuf et logiquement relié à celles-ci se présentait à moi pour une nouvelle mission : le sort des petites nations. J'ai choisi d'écrire pour chœur mixte a cappella car il me semblait qu'un traitement purement vocal était ce qui retiendrait le mieux la forme originale de ces chants populaires – principe qui sous-tend d'ailleurs l'ensemble de mes pièces folkloristes.
Chaque cycle est construit à partir d'un matériel musical authentique, original et potentiellement archaïque. L'ancien chant de la langue de la branche fennique, en particulier celui qu'on appelle le « chant runique », est arrivé jusqu'à nous depuis les temps préchrétiens en conservant des traits de la culture chamanique ancestrale. Je me suis efforcé de prendre en compte l'ensemble des sources originales existantes : imprimés, archives ou exécutions en direct. Les textes originaux ont été adaptés pour l'occasion par les meilleures autorités en la matière, issues pour la plupart de l'école fondée à Tartu (*) par Paul Ariste (1905-1990), philologue finno-ougrien bien connu du monde académique.
L'objectif des arrangements musicaux est de mettre en lumière les racines communes à ces peuples apparentés, racines particulièrement évidentes dans les couches les plus anciennes du folklore. La plupart des peuples balto-finnois partagent ce que l'on appelle le « chant du Kaleval », avec sa mélodie suggestive et monotone et sa répartition typique entre un chanteur principal et un chœur qui répètent en alternance chaque strophe. Dans le même temps, cela m'intéressait de découvrir et de mettre en valeur les caractéristiques spécifiques à chaque nation. J'ai également tenté de préserver les traditions en matière de style d'interprétation et de vocalité.
Le titre des cycles et des chants sont dans ma langue maternelle, l'estonien. Il n'existe pas de titres en langues nationales car, selon l'usage, les chanteurs populaires ne donnent jamais de titre à leurs chants.
Incroyable, mais vrai – certains fragments des traditions balto-finnoises ancestrales ont survécu au temps ! Les anciens chants de danse fenniques sont mêmes chantés aux portes d'une métropole qui n'est autre que Saint-Pétersbourg ! Dans les années 1970, j'ai eu l'occasion d'entendre le groupe folklorique local Röntyskä en visite à Tallinn. À peu près au même moment, je me suis plongé dans l'étude du recueil Chants populaires d'Ingrie (publié par la branche carélienne de l'Académie des Sciences d'Union soviétique, imprimé à Leningrad en 1974). L'ensemble a l'allure d'une joyeuse série de danses et de rondes évoquant les soirées de réunion de la jeunesse villageoise, avec les sentiments romantiques qui y sont naturellement associés. Mais le titre du recueil possède une signification plus symbolique. C'est un chant d'adieu à l'Ingermanland (Ingrie) dans son ensemble dont la population d'origine a été dispersée ou assimilée suite aux deux guerres mondiales(…)
Ces chants sont en finnois. Ils sont arrivés en Ingermanland grâce à de nouveaux colons finnois au XVIIe siècle. Avec le temps, ils sont tombés dans l'oubli à l'endroit même où ils étaient nés. En 1979, j'ai eu la chance d'être invité à une session d'été de chefs de chœur finnois. Le cycle que je venais tout juste d'achever, Soirées ingriennes, a été pour eux une source de grande surprise et de reconnaissance à mon égard. « Nous ne les avions jamais entendus », se sont-ils exclamés, « mais ils sont à nous ! »
Veljo Tormis
Trad. Delphine Malik
Extrait du programme du concert de mars 2023 du Chœur de l'Orchestre de Paris
(*) Tartu : capitale culturelle européenne en 2024