En illustration :
Impression soleil levant, 1874,
Musée Marmottan Monet, Paris
Le champ des coquelicots, Monet, Musée d’Orsay, 1873
Romances sans paroles, 1874, Paul Verlaine, (1844-1896)
- les Ariettes oubliées, qui compte neuf poèmes sans titres individuels dont le dernier est daté de « Mai, juin 1872 ».
Les Ariettes Oubliées de Verlaine ont été écrites lors de son exil volontaire en Belgique puis en Angleterre, en compagnie de Rimbaud et leur interprétation laisse planer un doute : demande de pardon et de réconciliation auprès de l'épouse délaissée, Mathilde ? éloge voilé de cette volupté nouvelle ? angoisse de ce choix de vie ?
Commentaire de Julien Joubert ; ″(…) j'ai senti que si j'avais le talent de Verlaine (…), j'aurais écrit exactement cela (…) ce fait de savoir si la vie qu'on a choisie est la bonne ou pas, quand on a environ 20 ans ce sont des questions que l'on peut se poser…″
- Coup de projecteur sur la première ariette
Trois strophes de 6 vers dont le texte est à la fois évocateur et mystérieux. Évocateur, car il fait appel à un riche vocabulaire de sensations corporelles : extase langoureuse, fatigue amoureuse, frissons, plainte dormante…et auditives : chœur des petites voix, murmure, susurre, cri doux, roulis sourd, plainte, antienne…Évocateur aussi de la nature, parfois personnifiée : les bois, les brises, les ramures grises, le cri doux que l'herbe agitée expire, l'eau qui vire, le roulis sourd des cailloux, le tiède soir… Mais le mystère reste entier : qui parle ? quel est ce couple de la 3e strophe ? s'adresse-t-il à Mathilde ? à Rimbaud ?Pour le compositeur, il s'agit bel et bien d'un cycle, il parsème son écriture de motifs qui circulent d'une ariette à l'autre, créant la surprise parfois ; citons par exemple : ″c'est l'extase langoureuse…″ (I)/ ″c'est le chien de Jean de Nivelle″ (VI) ″il pleut doucement sur la ville″ (III) / ″La Ramée″ (VI) ″motif du piano (VI)″ / ″l'ombre des arbres″ (IX)Introduction de 3 mesures où les tierces énigmatiques des Mezzos créent un climat déjà quelque peu inquiétant sur l'épigraphe de Favart ″Le vent dans la plaine suspend son haleine″, motif mélodique dont l'ambitus très serré amène l'auditeur à retenir lui aussi son souffle.
a) La première strophe se déroule en 2 sections :
- – 2 premiers vers sur un motif très lyrique exposé par les alti, soutenues par les ponctuations de tierces des soprani et mezzos,- puis homorythmie de toutes les voix, souples et sans reprise sur les 4 vers suivants. L'ambitus des voix s'ouvre à l'image des ramures d'arbre évoquées par Verlaine, il atteint son maximum sur le mot ″voix″. Une longue tenue des 3 voix laisse à l'auditeur le temps de respirer et d'écouter l'écho de ces voix. Cette seconde section est soutenue et amplifiée, par l'entrée du piano, en arpèges fluides qui portent un crescendo très progressif et très prenant.
b) La deuxième strophe se déroule en 3 sections :
- – courte introduction de piano, puis six occurrences du premier vers avec 2 images musicales différentes : intervalles brisés pour les soprani, motif sur une note répétée pour les 2 autres voix en canon. Cet aspect un peu statique permet à l'auditeur d'entendre ce bruissement évoqué dans le texte ″ô le frêle et frais murmure″ par la répétition de la double consonne [fr] . Le piano est calme, seule la main gauche donne un peu de mouvement.
– deuxième section plus agitée pour les voix, on sent la foule des oiseaux, il y a aussi une image de secret (murmure, susurre, cri doux…), faut-il y voir les angoisses, les doutes du poète ? Seule la phrase ″que l'herbe agitée expire″ après l'oxymore ″cri doux″ est en homorythmie,
– 3ème section, le ″roulis sourd des cailloux″ est traduit par un passage en ternaire et des arpèges au piano.
c) La 3ème strophe lève peut-être un peu le voile, semble répondre aux questions que soulevait la répétition des ″c'est″ dans la 1ère Le poète parle à l'être aimé, même si le doute reste concernant celui-ci (Mathilde ? Rimbaud ?). Cette fois, le vocabulaire est clairement humain : cette âme, nôtre, tienne, mienne… Comme pour être plus clair encore, le compositeur emploie ici une homorythmie assez sereine finalement, malgré la présence des points d'interrogation, et d'un 4ème vers un peu haché. ″L'humble antienne″, ″le tiède soir″ vont-ils apporter l'apaisement au poète qui semble oser enfin livrer ses interrogations personnelles?
C’est l’extase langoureuse.
C’est la fatigue amoureuse ,
C’est tous les frissons des bois
Parmi l’étreinte des brises,
C’est, vers les ramures grises,
Le chœur des petites voix.
Ô le frêle et frais
murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l’herbe agitée expire…
Tu dirais, sous l’eau qui vire.
Le roulis sourd des cailloux.
Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante
C’est la nôtre, n’est-ce pas?
La mienne, dis, et la tienne.
Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?
II
Je devine, à travers un murmure.
Le contour subtil des voix anciennes
Et dans les lueurs musiciennes.
Amour pâle, une aurore future !
Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu’une espèce d’œil double
Où tremblote à travers un jour trouble
L*ariette. hélas ! de toutes lyres !
O mourir de cette mort seulette
Que s’en vont, — cher amour qui t’épeures.
Balançant jeunes et vieilles heures !
O mourir de cette escarpolette !
III
II pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville :
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !
IV
II faut, voyez-vous, nous pardonner les choses.
De cette façon nous serons bien heureuses.
Et si notre vie a des instants moroses.
Du moins nous serons, n’est-ce pas ? deux pleureuses.
Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,
A nos vœux confus la douceur puérile
De cheminer loin des femmes et des hommes.
Dans le frais oubli de ce qui nous exile !
Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles
Éprises de rien et de tout étonnées,
Qui s’en vont pâlir sous les chastes charmilles
Sans même savoir qu’elles sont pardonnées.
V
Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris, vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle .
Qu’est-ce que c’est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ?
Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui va bientôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin ?
VI
C’est le chien de Jean de Nivelle ‘
Qui mord sous l’œil même du guet
Le chat de la mère Michel.
François-les-bas-bleus s’en égaie.
La Lune à l’écrivain public
Dispense sa lumière obscure
Où Médor avec Angélique
Verdissent sur le pauvre mur.
Et voici venir la Ramée
Sacrant, en bon soldat du Roy.
Sous son habit blanc mal famé.
Son cœur ne se tient pas de joie :
Car la boulangère… — Elle ? — Oui dam !
Bernant Lustucru, son vieil homme,
A tantôt couronné sa flamme…
Enfants, Dominus vobiscum.’
Place ! En sa longue robe bleue
Toute en satin qui fait frou-frou,
C’est une impure, palsambleu !
Dans sa chaise qu’il faut qu’on loue.
Fût-on philosophe ou grigou,
Car tant d’or s’y relève en bosse
Que ce luxe insolent bafoue
Tout le papier de Monsieur Loss !
Arrière, robin crotté ! place.
Petit courtaud, petit abbé.
Petit poète jamais las
De la rime non attrapée ! …
Voici que la nuit vraie arrive …
Cependant jamais fatigué
D’être inattentif et naïf,
François-les-bas-bleus s’en égaie.
VII
Ô triste, triste était mon âme
À cause, à cause d'une femme.
Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s'en soit allé,
Bien que mon cœur, bien que mon âme
Eussent fui loin de cette femme.
Je ne me suis pas consolé,
Bien que mon cœur s'en soit allé.
Et mon cœur, mon cœur trop sensible
Dit à mon âme : Est-il possible,
Est-il possible, – le fût-il, –
Ce fier exil, ce triste exil ?
Mon âme dit à mon cœur : Sais-je
Moi-même que nous veut ce piège
D'être présents bien qu'exilés,
Encore que loin en allés ?
VIII
Dans l’interminable
Ennui de la plaine,
La neige incertaine
Luit comme du sable.
Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune.
Comme des nuées
Flottent gris les chênes
Des forêts prochaines
Parmi les buées.
Le ciel est de cuivre
Sans lueur aucune.
On croirait voir vivre
Et mourir la lune .
Corneille poussive
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?
Dans l’interminable
Ennui de la plaine
La neige incertaine
Luit comme du sable.
IX
L'ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée
Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.
Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées !